1- L'univers féerique d'Olivier Ledroit
ActuSF : Vous nous avez
bien surpris avec la sortie de cet Univers féerique
le 5 mai dernier. Quand on connaît un peu votre parcours
en bande dessinée, on se serait de votre part attendu à un "Univers
démoniaque", à un négatif en quelque sorte de ce recueil
édité chez Daniel Maghen. Qu'est-ce qui a motivé un
tel recueil, qui a pu vous mener du côté lumineux en
somme ?
Olivier Ledroit: En fait ce projet est assez
ancien, comme la plupart des dessins qui le composent.
Je l'ai commencé chez mes parents il y a... presque vingt
ans, quinze ou seize ans en tout cas. Cela vient du
fait que moi je voulais faire de l'illustration pour
enfant. Je voulais faire des petits livres, des pop-ups,
des trucs comme ça.... J'ai jamais trouvé de boulot. Alors,
je me suis rabattu sur l'heroic-fantasy et le jeu de
rôle. Et puis là, ce projet a fini par se faire, longtemps
après.
ActuSF : Justement on
retrouve une certaine illustration qui avait été exploitée
en tant que poster au temps de Casus Belli...
Olivier Ledroit : Ouais le troll [pisse-troll,
NDLR]! Ce recueil c'est un mélange de trucs récents
avec des trucs plus anciens, qui font très "Alan Lee"
au niveau du traitement, de la touche. Ce dessin de
cité par exemple, qui est inspiré d'une photo de volcan.
Ça aussi [en désignant l'épée d'Erone le forgeron, NDLR]
c'est hyper-vieux.... L'inspiration c'est Stormbringer...
ActuSF : Et pour Oberon?
Avec son air androgyne, il ressemble un peu à la méchante
reine dans La Belle au bois dormant...
Olivier Ledroit : En tout cas ce n'est pas du
tout conscient! Moi je me suis plutôt inspiré du Oberon
d'Hugo Pratt, particulièrement pour le chapeau. Après
les visages plutôt allongés, je fais toujours ça.
ActuSF : On voit d'ailleurs
dans l'épée d'Erone comme dans le personnage d'Oberon
que les yeux sont un thème très récurrent dans votre
dessin. Dans Sha, il y en a partout.
A quoi tient ce goût pour le dessin des yeux ? Une symbolique
particulière?
Olivier Ledroit : C'est vrai que j'en mets beaucoup.
C'est comme les papillons, ou les trucs comme ça: c'est
des trucs que j'aimais bien dessiner quand j'étais plus
jeune, et puis ça m'est resté. Graphiquement, j'aime
bien ça. Pour ce qui est de la symbolique, ça dépend
des fois. Sur Sha il y avait une symbolique.
Mais là c'est plutôt graphique qu'autre chose: sur les
ailes de papillons il y a toujours des yeux aussi.
ActuSF : Justement, le
dessin des fées sous la forme de papillons et leur attitude,
cela fait fortement penser à un ouvrage naturaliste....
Olivier Ledroit : Etant plus jeune, naturaliste,
c'est ce que j'avais envie de faire. Entomologiste par
exemple. Le Muséum [muséum national d'histoire naturelle,
NDLR], j'y passais avec mon père, alors il y a des choses
qui reviennent.... Je détestais l'école, alors j'ai abandonné
cette idée: j'imagine qu'il faut pas mal d'études et
je me voyais mal continuer là-dedans.
ActuSF : La partition
graphique entre les papillons de jour plutôt charnels,
très féminins, et les papillons de nuit poupons ou aux
airs de sorcières, cela tient à quoi ?
Olivier Ledroit : En fait il y a toujours trois
thèmes: il y a les poupons, il y a les fées diaphanes,
et puis il y a les grotesques. Toutes ces fées c'était
pour faire une série, et puis pour faire le poster [Les
fées de l'ancien monde, éditions Daniel Maghen,
NDLR]: faire vraiment le cadre à papillons d'un collectionneur.
ActuSF : Dans la pléthore
des livres féeriques produits ces dernières années,
on sent pourtant que vous marquez votre différence,
en proposant des fées comme on en avait jamais vu jusque
là par exemple...
Olivier Ledroit : J'espère bien! Mais en réalité,
ce n'est pas très compliqué. Le problème des bouquins
sur les fées, c'est que untel repompe untel qui repompe
untel, etc. Avec Mills, j'ai beaucoup appris ça: il
suffit parfois d'ouvrir un bouquin sur les papillons,
et tu auras une idée de fée plus originale que tout
ce que tu pourrais faire en piochant dans les bouquins
de fées.
ActuSF : D'un
point de vue technique, cet ouvrage montre une très
grande maîtrise des étapes de production. Cela fait-il
longtemps que vous travaillez avec Daniel Maghen?
Olivier Ledroit : Ca fait presque dix ans que
l'on travaille ensemble [au niveau de la vente d'originaux,
NDLR]. Cela fait dix ans qu'il voit les dessins dans
les cartons, et qu'il a envie d'être éditeur. Et ce
projet, c'était dans la droite ligne de ce qu'on avait
déjà fait ensemble: posters et portfolio. Mais au départ,
ces dessins ont été faits de façon indépendante, à différentes
époques. Pour la Farandole par exemple, c'est un dessin
qui était inachevé. Elle est restée longtemps dans les
cartons par ce que je voulais la finir complètement,
mais Daniel l'aimait tel quel.
"Il suffit parfois d'ouvrir un bouquin
sur les papillons, et tu auras une idée de fée plus
originale que tout ce que tu pourrais faire en piochant
dans les bouquins de fées."
ActuSF : C'est d'ailleurs
surprenant comme vos crayonnés paraissent parfois frustes.
Comment faites-vous pour affiner autant votre dessin
à la mise en couleurs?
Olivier Ledroit : Comme je travaille à l'encre,
ou à l'aquarelle, si il y a trop de crayonnés en dessous,
pour la transparence c'est pas bon. Mais si tu regardes
les crayonnés de John Howe, ils sont assez sommaires.
Et si tu ne sais pas que c'est lui qui va finir tel
ou tel crayonné, tu peux craindre le pire! D'ailleurs
on a une technique assez proche. Il travaille pas mal
sur les transparences lui aussi.
2- Les goûts et les couleurs
ActuSF : Ce bouquin entretient
aussi l'insaisissable, le nocturne....Et quand on parcourt
ce recueil, on se dit que vous donnez un peu la même
impression: discret insaisissable.... Par exemple, vous
n'êtes pas spécialement un larron de festival; le marketing
actuel des auteurs de BD, ça n'a pas l'air d'être votre
tasse de thé?
Olivier Ledroit : Non. Non, moi je suis plutôt
influencé par le monde des illustrateurs. Même s'il
y a plein d'auteurs de BD que j'adore ; à l'origine,
mon domaine c'est l'illustration.
ActuSF : En parlant d'illustration,
Guillaume Sorel avait eu un joli mot lors d'une précédente
interview pour ActuSF, en vous présentant tous les deux
comme des auteurs à la fois productifs et discrets,
un trait hérité de votre "nature" d'illustrateurs avant
tout....
Olivier Ledroit : Oui, c'est vrai. On a même
pas mal de points communs. Quand on s'est rencontrés,
on s'est rendu compte qu'on avait les mêmes lectures :
toute la littérature fantastique du dix-neuvième, les
livres de la collection Néo, avec les couvertures de
Nicollet.
ActuSF : Donc votre source
d'inspiration principale, c'est plutôt le fantastique
romantique. Et graphiquement?
Olivier Ledroit : Graphiquement, j'avais plusieurs
influences au départ. Je lisais du comics étant gamin,
et puis Hara-Kiri, des trucs comme
ça. Et puis après: Frazetta, Bernie Wrightson. Tout
cela, il a fallu prendre le temps que cela se décante
pour moi.
ActuSF : Et du côté des
dessinateurs actuels, vos penchants?
Olivier Ledroit : Eh bien, ce n'est pas vraiment
nouveau, mais Mignola par exemple. Mais en fait pas
grand-chose. En ce moment, je suis plutôt à me regarder
les films de Miyazaki. C'est plus ça que je veux faire
aujourd'hui. Sinon, il y a des illustrateurs: Monge,
Erlé...
ActuSF : Quelle est votre
vision de l'édition de la BD en France? Son orientation
commerciale?
Olivier Ledroit : Je n'ai aucun problème avec
le côté "commercial". Le problème n'est pas là. Mais
regardez par exemple LanfeustMag: il n'y a
pas un seul scénario. On ne sait pas ce qu'ils veulent
dire... Des dessinateurs de talent, il y en a, mais
de réels projets? Je ne trouve pas qu'il y ait grand-chose.
Récemment, qu'est-ce que j'ai acheté? Le Hellboy,
le Kurt Cobain, Sandman, et puis voilà
quoi.
3- Le passé construit le présent
ActuSF : Est-ce que vous
avez galéré beaucoup avant de vous lancer sur les Chroniques
de la lune noire?
Olivier Ledroit : Ca a marché du premier coup
en fait. J'étais allé chercher du boulot au salon des
jeux de réflexion, et là j'ai croisé [François Marcela]
Froideval et [Guy] Delcourt, et puis tous les deux m'ont
fait une proposition. Et finalement j'ai travaillé pour
Froideval avec les éditions Zenda. C'était les premiers
albums Zenda.
ActuSF : Et ça se passait
comment à l'époque l'ambiance de création et de production
pour une maison comme Zenda ?
Olivier Ledroit : C'était particulier. A l'époque
ils étaient quasiment les seuls à aller aux Etats-Unis.
Presque personne ne connaissait Kirby. Et puis même
aux Etats-Unis, Kirby, tout le monde savait qu'il allait
mourir, alors sa côte n'a pas monté pendant des années
à cause de ça. Alors des types comme Kirby, quand ils
voyaient que des français s'intéressaient à eux, ils
les emmenaient directement chez eux boire le thé. Zenda,
eux de leur côté, ils n'étaient pas du tout dans le
circuit de la BD française: ils n'y connaissaient rien.
La plupart d'entre eux n'en avaient juste jamais lu,
mais par contre ils s'extasiaient devant les planches
de comics.
ActuSF : Dans quel domaine
pensez vous avoir le plus progressé depuis vos débuts
en bande dessinée ?
Olivier Ledroit : C'est-à-dire que quand je
travaille beaucoup dans une direction, l'autre baisse
un petit peu réciproquement. Pendant longtemps, je me
suis vraiment beaucoup concentré sur les expressions
du visage. Sur Sha, par exemple, c'est
surtout tout ce qui était décor, voitures, vaisseaux...
Donc, c'est vrai que pour le visage de Sha,
il y a plein de visages ratés, avec pas mal de décalages.
ActuSF : Quels relations
entretenez vous avec vos anciens éditeurs? Plus spécifiquement
avec Soleil [qui a édité Sha
et La Porte écarlate, NDLR] ?
Olivier Ledroit : Avec Soleil, ça n'a pas marché
tellement. Commercialement d'abord. Soleil croyait se
faire des couilles en or avec nous. Mais comme Sha
n'a pas marché comme ils voulaient, ils ont commencé
à vouloir dégager Mills... Sha devait
d'ailleurs être en quatre tomes au départ, mais on a
dû raccourcir, et puis on s'est barrés.
ActuSF : Du coup, vous
avez décidé de rester "seuls sur votre branche" ?
Olivier Ledroit : Moi cela me convient bien
de rester comme ça. C'est pour ça que j'ai voulu monter
ma boîte d'ailleurs: j'avais envie d'être libre quoi.
Parce que, à chaque fois que je travaille avec une maison
d'édition, cela se termine toujours pareil: on commence
à me dire "ce que tu fais c'est bien, mais c'est pas
bon pour ta carrière". Là, on m'explique ce qui est
bien pour ma carrière. Et à ce moment là, en général,
je me barre. Mais je n'ai aucune amertume: je fais ce
que je veux aujourd'hui alors tout va bien.
ActuSF : Et cette volonté
de rester libre, vous l'exercer aussi vis-à-vis des
médias, en restant le plus détaché possible des interviews
et de la presse ?
Olivier Ledroit : C'est pas tellement vrai.
Ce qui se passe, c'est que cela fait cinq ans que l'on
n'a pas de services de presse. Bon, et puis après, parmi
les journalistes, il y a un peu de tout. Quand j'en
vois un qui se pointe et qui dit "j'ai pas lu votre
livre, je ne sais pas ce que vous faites, mais vous
allez m'en parler", je ne fais pas trop d'effort. Sinon,
je n'ai pas de problème avec les journalistes qui font
leur boulot, qui essaient de s'intéresser à ce qu'ils
font. Récemment, pour une radio, on a voulu me faire
faire le "Pierre Dubois jeune", le type qui voit des
elfes et des fées partout Bon ben ça n'a pas marché.
4- Les éditions Nickel
ActuSF : Il y a un truc
qui nous taraude chez ActuSF: ces éditions Nickel, c'est
qui exactement ?
Olivier Ledroit : Eh bien Nickel, c'est le produit
de notre association à trois avec Jacques Collin, qui
avait créé les éditions Zenda, Patts Mills et moi.
ActuSF : Une maison d'édition,
sans site internet, un peu cryptique, de quoi se demander
si vous ne faisiez pas exprès d'entretenir la nébuleuse
Nickel ?
Olivier Ledroit : Le site internet, c'est en
train de se faire. Ca devrait être bon pour septembre
prochain. Et puis jusque là on n'avait qu'une série
et on était trop fauchés pour autre chose. On n'a pas
d'employé, pas de service de presse, alors on assure
le strict minimum. En interne, c'est moi qui fais les
maquettes avec ma femme, et Collin s'occupe de toute
la production et la gestion éditoriale. Bon, l'an prochain
on devrait avoir des locaux et tout ça quoi....
ActuSF : Et cette
structure, elle vous permet d'assurer quels tirages ?
Vous avez dû prendre un sacré risque pour vous lancer ?
Olivier Ledroit : Pour Requiem,
on en est à peu près à 150 000. On fait une moyenne
de 30 000 par tome. Et puis pour les tirages, on s'est
un peu plantés au départ. C'était le premier bouquin
que je maquettais tout seul; je m'étais acheté un ordinateur
exprès, mais mon écran était mal réglé: j'avais réglé
tous les contrastes à fond.... On avait eu beaucoup de
commandes et quand l'album est arrivé dans les bacs,
il ne ressemblait pas à ce que les gens avaient commandé.
Et puis moi cela m'a rendu malade pendant pas mal de
temps.
ActuSF : Et comment fait-on
pour se faire un nom (en tant qu'éditeur) avec une démarche
si marginale ?
Olivier Ledroit : C'est resté longtemps souterrain.
Ca marchait avec le bouche à oreille. La couverture
très tranchée entre le fond blanc et le personnage,
c'était un peu fait exprès pour nous repérer par exemple.
Comme on fait la maquette à deux, pour toute la ligne
éditoriale, on a décidé de garder un peu la même démarche.
Par exemple, pour le Claudia [Claudia chevalier
vampire de Mills et Tacito, NDLR], on n'est
pas très contents de la couverture: il a fait un personnage
noir sur un fond noir, alors on la remarque pas du tout.
5- Mills et Ledroit
ActuSF : Alors cela fait
presque dix ans déjà que vous bossez avec Patt Mills.
Comment vous êtes vous rencontrés ?
Olivier Ledroit : On s'était croisés une fois,
il y a très longtemps, à l'époque où Bisley arrêtait
Slaine. Mills cherchait un repreneur
pour le dessin de la suite de Slaine.
Je ne sais plus exactement: je devais en être au deuxième
tome des Chroniques, je ne me sentais
pas les épaules d'aller reprendre derrière Bisley. Alors
je ne l'ai pas revu pendant des années. Ensuite, il
a travaillé avec Eric Larnoy sur une série qui s'appelait
Shadowslayer, et moi j'étais copain
avec Eric, alors il est venu me voir pour qu'on bosse
ensemble. Et donc on était partis à bosser sur Batman,
et cela ne s'est pas fait. A l'époque, Batman
avait vraiment atteint le sommet, et on est arrivés
un peu à la fin de la mode Batman.
Et Mills passe assez mal de toute façon aux Etats-Unis;
il a déjà fait des épisodes de Batman,
mais il n'est pas trop dans son élément. Donc on voulait
faire un truc gothique.... C'était juste après Xoco.
Mais comme on n'a pas trouvé ça, il m'a sorti un scénario
d'un tiroir: Sha, qui était assez improbable.
Il n'y avait notamment pas d'élément futuriste dedans
au départ, il y avait uniquement la structure de la
sorcière qui revient pour se venger à travers les siècles.
Lui à l'époque, il était dans un trip spirit, etc, et
cette histoire c'était d'après des visions qu'il avait
eues quand il était en vacances en France, où il se
souvenait qu'il avait été une sorcière...
"Avec Xoco, je sortais de trois ans à faire
que du bleu, et j'avais envie de couleurs!"
ActuSF : Ce qui veut
dire que c'est vous qui avez imposé la partie S-F de
Sha ?
Olivier Ledroit : Oui, justement. J'avais envie
de faire une S-F avec des couleurs un peu à la Walt
Disney, ou carte postale californienne: hyper-coloré,
mais assez malsain. Avec beaucoup de orange, de vert.
Et même la fin est hyper-kitsch avec tous les ballons,
la roue de la fortune, etc. Et à l'époque, je me matais
toutes les émissions les plus pourries pour bien voir
les couleurs. Mais même là avec toutes les couleurs
que je balançais, c'était en-dessous de la réalité.
ActuSF : Et Sha
c'était aussi quelque chose de très graphiquement différent
de ce que vous aviez déjà fait...
Olivier Ledroit : C'est vrai que je voulais
faire quelque chose de différent de Xoco.
Avec Xoco, je sortais de trois ans
à faire que du bleu, et j'avais envie de couleurs !
ActuSF : Et toujours
ce le côté baroque, excessif de votre dessin... C'est
votre façon de vous exprimer dans le dessin par le toujours
plus ?
Olivier Ledroit : Oui, tout à fait. Encore plus
dans Requiem où on réfléchit beaucoup
à comment travailler la surenchère, sans que ce soit
lassant. On fait de la surenchère, mais on a encore
des cartouches. A chaque nouvel album, il y avait de
nouveaux gros morceaux, mais on les a amenés pour que
cela ne tombe pas à plat. On a essayé d'éviter ce qui